Jean Dubuffet, Vence et ... Witold Gombrowicz

 Je suis un homme du Nord et je n’aime que le Nord. Je n’aime pas la Méditerranée ... j’aime les lieux sans pittoresque.

 

Comment ne peut-on pas aimer la luminosité des paysages du sud, les couleurs changeantes de la mer, des sommets et du soleil couchant ? Les 300 jours ensoleillés par an sur la Côte d’Azur ? Jean Dubuffet démontre que c’est possible ! L’un des peintres les plus importants et les plus appréciés du XXe siècle n'aimait pas la riviera et avait de nombreuses réserves quant au microclimat qui y régnait. Il n'a pas été séduit par l'azur de la mer et cette lumière si particulière comme Matisse, Monet, Chagall, Renoir, Dufy, Legér, Miro et bien d'autres confrères. Ou peut-être voulait-il simplement provoquer son public et ses amis en exprimant des opinions aussi inhabituelles?

 

Photo Paolo Monti, 1960

Jean Dubuffet est né en 1901 au Havre dans une famille aisée de négociants en vins. Il fait partie des peintres de l’avant-garde, même si son œuvre ne peut être attribuée à un seul style de peinture. Il a consciemment rejeté les modèles de peinture classique et tous les concepts artistiques. Il a soutenu l'art primitif, en particulier celui créé par les malades mentaux. Dubuffet utilise pour la première fois le terme « art-brut » dans l'un de ses manifestes consacrés à la peinture, contribuant à sa diffusion et à sa vulgarisation.

 

 Jean Dubuffet, Mécanique musique

Dès l'âge de seize ans, il étudie la peinture. En 1919, il s’établit à Paris, où il rencontre des représentants de la bohème artistique des années 1920, tels que Fernand Léger, André Masson et Max Jacob. Au bout de six mois, il quitte l’école, loue son propre atelier et commence à créer en vase clos. En 1924, il doute du sens de la création et décide de s'éloigner de la peinture.

 

Vence, photo Anna Lappo-Malosse

Pendant les huit années suivantes, il vit au Havre, où il s'occupe de l'entreprise familiale, et fait un voyage de quatre mois à Buenos Aires. En 1933, il s'installe à Paris, où il loue un atelier et recommence à créer. Après avoir rencontré des problèmes financiers, il abandonne à nouveau la peinture. Ce n'est qu'en 1942 qu'il prend la décision définitive de se consacrer entièrement à la création, rencontre de plus en plus de succès, expose ses œuvres en France et à l'étranger, et passe six mois à New York.

 

Jean Dubuffet

Il s'installe sur la Côte d'Azur le 28 janvier 1955 en raison de la maladie de sa seconde épouse, Lili. Ils choisissent la petite ville de Vence située à 20 kilomètres de Nice; la même ville qui a été choisie par des artistes tels que Henri Matisse, Raoul Dufy, Marc Chagall, Jim Ritchie, D.H. Lawrence, mais aussi Witold Gombrowicz.

Villa Alexandrine ou habitait Witold Gombrowicz 1964-1969, photo Wlodek Nasidlowski
 

La famille Dubuffet loue la villa « Les Roures », hors la ville, chemin du Calvaire, aujourd'hui disparue. Pour son atelier, l'artiste choisit la vieille ville de Vence, qui rappelle encore le temps des anciens romains. Jean Dubuffet, malgré les beau paysage et le climat doux, s'y sent comme en exil forcé, surtout en hiver, quand tous ses amis désertent le sud pour le Paris bouillonnant. Après presque trois ans à Vence, Jean Dubuffet revient dans la capitale de la culture et de la France. Cependant, il ne se sépare pas complètement de la charmante petite ville. En 1960 il y construit une villa "Vortex", et reviendra sur la Côte d'Azur pendant les 10 prochaines années, mais uniquement lors de la saison estivale. Il passera désormais ses hivers dans le nord, dans son Paris bien-aimé.

 

Café "La Régence", photo Anna Lappo-Malosse

Lors de ses visites à Vence, Jean Dubuffet rencontre ses amis, fait du jardinage, se passionne pour la nature, notamment lors d’expéditions au Col de Vence, s'inspire des pierres et rochers qu'il commence à peindre. Il noue également une amitié étroite avec Alfonse Chave, le fondateur de la galerie d'art où il organise ses expositions, et qui existe encore aujourd'hui au même endroit, rue Henri Isnard. Il s'assoit souvent à la terrasse du café "La Régence".

 

Lors d'un de ses séjours sur la Côte d'Azur en 1968, Jean Dubuffet fait appel à Witold Gombrowicz, qui a vécu à Vence de 1964 à 1969. Il obtient son numéro de leur ami commun, Maurice Nadeau. L'écrivain invite le peintre dans son appartement, situé au deuxième étage de Villa Alexandrine (actuellement l'Espace Muséal Gombrowicz est situé dans la villa).

Galerie Chave, photo Anna Lappo-Malosse

 

Les deux artistes commencent à s'écrire, à débattre sur la littérature et la peinture, mais abordent également des sujets plus anodins, comme le temps et le climat. Le peintre se plaint une fois de plus de la Côte d'Azur. Dans une de ses lettres, Jean Dubuffet écrit à Witold Gombrowicz :

 

Il me tarde de vous reprendre votre non souffle. Comment faites-vous pour l’esprit si vaillamment alerte quand vous êtes affligé de cette suffocation ? Je ne crois pas que le climat bête de Vence puisse vous être bon, puisse être à quiconque autrement que pernicieux. Cette inepte « Cote d’Azur » est extrêmement toxique. Il faut votre rare vaillance pour y subsister indemne.   

 

Witold Gombrowicz, quant à lui, est un « ennemi déclaré de Paris », ce qu'il exprime également dans ses lettres à son nouvel ami :

 

Or, pour moi, ce luxe bourgeois ou aristocratique, ce confort, ces raffinements, c’est le talon d’Achille de Paris et de la France. Ici les révolutions sont luxueuses. Votre façon de voir, et de sentir, et de comprendre le monde, est trop bien alimentée.

 


Lors de son séjour suivant à Vence, Jean Dubuffet invite également Gombrowicz et sa compagne, Rita Labrosse, dans son atelier, situé dans la vieille ville de Vence, tel que le décrit par Kazimierz Głaz, alors boursier de la Fondation Karolyi, peintre et ami de Gombrowicz :

 

Dubuffet a invité Rita et Witold dans son atelier. Il leur a montré diverses photos des vingt dernières années. Le peintre a également expliqué comment ses œuvres sont récemment devenues très chères sur le marché américain. Les petites toiles peuvent atteindre 10 000 dollars. Cela aurait fait une grande impression sur Gombrowicz. Ainsi à un moment où Dubuffet tentait d'expliquer sa position d'artiste vis-à-vis des écrivains, affirmant "que nous, peintres et écrivains, avons un langage commun, que nous nous comprenons si parfaitement", Gombrowicz, reprenant le sujet, dit : "Oui, oui, je suis d'accord avec vous. Absolument, s'il vous plaît envoyez-moi une de ces peintures la prochaine fois au lieu d'une lettre." Dubuffet sourit, un peu gêné, et ne reprit pas le sujet.

 

L'atelier de Jean Dubuffet, photo Anna Lappo-Malosse

Malgré les polémiques sur la littérature et la peinture (Gombrowicz considère la peinture comme un art décoratif avant tout), ainsi que des opinions divergentes sur le climat parisien, ces messieurs s'apprécient beaucoup et entretiennent une correspondance pendant un an et demi, interrompue par la mort de Witold Gombrowicz en juillet 1969.

 

L'Espace Witold Gombrowicz, Villa Alexandrine, photo Wlodek Nasidlowski

En 1972, Jean Dubuffet revend la villa, et en 1974 également l'atelier de l'Ubac, il ne vient plus à Vence. Il meurt en 1985 à Paris à l'âge de 84 ans. Sa tombe est située dans le Pas-de-Calais, bien sûr dans l'extrême nord de la France.

 

 

Bibiographie :

Jean Dubuffet, Witold Gombrowicz, « Correspondance », Gallimard 1995.

Kazimierz Głaz, „Gombrowicz w Vence”, Wydawnictwo Literackie, Kraków 1989. 

Sylvie Perret, « Cité des Arts », revue de presse de l’office de tourisme de la Ville de Vence.

Site internet de la fondation Jean Dubuffet http://www.dubuffetfondation.com.

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