Picasso en Pologne

Alors que je voyageais en Pologne à bord d’un avion en 1948, j’ai jeté une pomme qui me restait du dessert par la fenêtre. Je me suis souvent demandé ; que s’est-il passé avec cette pomme à l’endroit où elle est tombée ?

 

En 1948, Pablo Picasso s’est rendu en Pologne en tant qu’invité d’honneur du « congrès mondial des intellectuels pour la défense de la paix », se déroulant à Wroclaw. Le grand artiste devait séjourner en Pologne pendant seulement 3 jours, mais est finalement resté presque 2 semaines. Après le congrès, bénéficiant de l’hospitalité polonaise et fasciné par la culture du pays, il visita Varsovie, Cracovie, Auschwitz, Zakopane, des villes en pleine reconstruction à la suite des destructions de la guerre. Ou peut-être qu’il était retenu par sa phobie de l’avion... C’est en effet pour la Pologne que l’artiste alors âgé de 66 ans a effectué son tout premier vol.

Picasso et Eluard pendant le congres, photo CAF, J. Baranowski  (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

           Le peintre le plus célèbre du monde est devenu une légende de son vivant, une légende qu’il a lui-même construite, au fil des nombreux scandales mondains et avec son comportement libre, alimentant de nombreuses rumeurs à son sujet. À la fin de la seconde guerre mondiale, comme de nombreux intellectuels et artistes français, dont ses amis très proches, Picasso rejoint le parti communiste français. Bien que son engagement soit assez spontané, il s’est encarté sans trop réfléchir aux obligations qui s’y rattachaient, comme il l’a avoué à sa compagne Françoise Gilot, également peintre. En 1948, l’artiste est invité au premier « congrès mondial des intellectuels et artistes pour la défense de la paix », qui a lieu à la fin du mois d’août à Wroclaw. L’idée de ce congrès était d’inviter les plus éminents scientifiques, écrivains et artistes de renommée mondiale à s’opposer à la division en blocs militaires antagonistes, renforçant le risque d’une nouvelle guerre. Les personnalités invitées devaient devenir des défenseurs de la paix, de la coopération entre les États et les nations, quelles que soient les différences de leurs systèmes politiques. Cette idée convainquit de nombreuses célébrités de Pologne, de France et du monde, y compris Paul Éluard, un ami proche de Picasso, Irena et Fryderyk Joliot-Curie, Le Corbusier, Fernand Léger, Julian Huxley, Tadeusz Kotarbiński, Julian Krzyżanowski, Jan Parandowski, Zofia Nałkowska, Julian Tuwim, Jarosław Iwaszkiewicz et bien d’autres.

 
photo Wikipédia

        Même une délégation des États-Unis a répondu positivement à l’invitation. Malheureusement, Pablo Picasso ne donnait aucune réponse aux sollicitations officielles du pays et de l’ambassade de Pologne à Paris. En 1948, Picasso vivait de façon permanente sur la Côte d’Azur, dans la ville de Vallauris, qui pendant des siècles était célèbre pour la production artistique de produits en céramiques hanté par les démons de la création, il se consacrait entièrement à sa nouvelle passion et passait ses journées dans son atelier à réaliser des céramiques. Il ne pensait pas aux voyages qu’il n’appréciait pas de toute manière. Il est à noter que Picasso a découvert Vallauris et la céramique grâce à son ami polonais, le photographe et sculpteur Michał Smajewski Sima (voir l’article sur leur amitié LIEN).

Picasso et son ami Michel Sima Smajewski dans l'atelier de Picasso au château Grimaldi à Antibes, 1946

       Le congrès approchait à grands pas, et la réponse tant attendue du peintre ne venait pas. Mieczysław Bibrowski, co-organisateur du congrès et correspondant de l’agence de presse polonaise à Paris, décida de rendre visite à Picasso dans son atelier sur la Côte d’Azur. 

Picasso accueillit le visiteur inopiné selon sa coutume, d’une manière très directe, vêtu d’un pantalon court et avec l’indispensable cigarette entre les doigts. Il annonça tout de suite que c’était « une affaire très difficile ; je n’ai pas et ne peux pas avoir de passeport français ou espagnol, je suis apatride. Je n’ai pas déménagé de France depuis des décennies et je n’aime pas voyager. En plus, il y a aussi les affaires familiales. » En effet, à cette époque, Claude, le fils de Picasso, venait d’avoir un an, tandis que Françoise Gilot attendait leur deuxième enfant, Paloma. Le représentant assura que l’État polonais enverrait un avion du gouvernement pour son conférencier spécial, délivrerait également tous les documents de voyage nécessaires et organiserait des conditions favorables pour sa compagne et son enfant. Picasso se laissa convaincre, mais décida que ce serait un voyage trop fatiguant pour toute la famille, alors il prit seulement avec lui Marcel, son fidèle chauffeur.

Picasso lors de son premier voyage en avion,  photo M. Bibrowski (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

       Le 25 août, après de longues hésitations, Picasso monta à bord d’un avion militaire Li-2 et se rendit directement à Wrocław en compagnie de la délégation polonaise. Paul Éluard l’y attendait, les deux artistes se connaissaient très bien car ils passaient leurs vacances sur la Côte d’Azur depuis des années. Le congrès réunit des représentants de 46 pays, et avait bien sûr une visée propagandiste. Son but : convaincre l’opinion publique mondiale que l’URSS et les pays du bloc communiste étaient des partisans de la paix, tandis que les États-Unis constituaient au contraire une menace pour elle. D'ailleurs, de nombreux participants quittèrent la salle le visage rougi, en signe de protestation, mais pas Picasso. L’Espagnol, comme d’habitude, se concentra sur son travail, faisant l’acquisition de nouvelles connaissances, peu intéressé par les connotations politiques du congrès. Sa première exposition de céramiques fut organisée dans un couloir de l’école polytechnique de Wroclaw, ce qui l’absorbait beaucoup, car il aimait se tenir à côté des spectateurs et observer leurs réactions, puis il engageait la conversation avec eux. Il affectionnait particulièrement l’une des plus belles et des plus jeunes participantes au congrès, Minnette de Silva, une architecte de Ceylan, qui le divertissait le plus souvent en discutant dans le hall du congrès.


Picasso éveilla la curiosité et fit sensation avec sa personnalité. Pendant son séjour de 4 jours à Wrocław des foules d’admirateurs l’attendaient devant l’école polytechnique ou l’hôtel Monopol, où il séjournait. Ainsi, au restaurant de l’hôtel, des dîners étaient organisés pour divers groupes de délégués et le peintre y brillait avec son sens de l’humour et sa franchise.

Minnette de Silva et Pablo Picasso, photo CAF, J. Baranowski  (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

        Picasso n’était certainement pas un grand orateur, il n’aimait pas parler et évitait les cérémonies officielles comme la peste, mais au congrès, en tant qu’invité spécial, il ne pouvait y échapper. Il décida de prononcer un discours pour défendre son ami chilien, le poète Pablo Neruda, qui avait récemment été emprisonné par les autorités de son pays : « J’ai un ami qui aurait dû être ici, qui est l’une des meilleures personnes que je connaisse. Il est non seulement le plus grand poète de son pays, le Chili, mais aussi le plus grand poète de la langue espagnole et l’un des plus grands poètes au monde. Il a toujours pris le parti des malheureux, des gens qui réclament la justice et qui se battent pour elle. Mon ami est actuellement aussi maigre qu’un chien des rues et personne ne sait où il est. Cependant, l’affaire eut une fin très heureuse, Neruda a rapidement fui le Chili et les deux amis ont pu se retrouver à Paris.

Photo CAF, J. Baranowski  (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)  

 
      À la fin du congrès, Picasso était censé retourner sur la Côte d’Azur, mais il en décida autrement, puisqu’il était déjà sur place après un voyage éprouvant, pourquoi ne pas visiter la Pologne ? Le premier objectif était de se rendre compte de la destruction d’après-guerre de Varsovie. Il s’y rendit en train le 29 août, accompagné de Paul Éluard.  Les invités spéciaux séjournaient au prestigieux hôtel Bristol sur l’avenue Krakowskie Przedmieście. Picasso était un bourreau de travail, il ne pouvait pas vivre sans peindre. Avant même le dîner de gala en son honneur, il fit un portrait d’Erenburg (un écrivain russe qui avait également participé au congrès) et de sa traductrice – Ewa Lipińska.

 

Picasso lors de visite au Musée national de Varsovie, où, accompagné du directeur du musée, le professeur Stanisław Lorentz, photo H. Romanowski, (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

        Après le déjeuner, l’artiste se rendit au Musée national de Varsovie, où, accompagné du directeur du musée, le professeur Stanisław Lorentz, il admira les collections de la galerie polonaise et s’arrêta longuement devant les peintures de Pankiewicz, qu’il connaissait personnellement, ainsi que Boznańska et Makowski. Pablo Picasso était un gros fumeur et ne pouvait pas se passer d’une cigarette longtemps, il reçut donc une autorisation spéciale pour fumer lors de sa visite au musée. Après la visite, il fit don de ses céramiques au Musée national : « Les collections que j’ai données à votre pays, en hommage à sa persévérance héroïque et à ses efforts dans la construction d’une nouvelle culture, je voudrais les compléter avec une série de dessins et d’autres pièces de poterie, tels que des cruches et des vases, qu’après mon retour en France, j’enverrai par l’intermédiaire de l’ambassade de Pologne au Musée national de Varsovie. » Au cours de cet après-midi, les célèbres vingt céramiques de Picasso furent remises au directeur du musée, Stanislaw Lorentz.

(scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

 
(scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

       Le lendemain, Picasso visita les ruines de Varsovie, les quartiers de l’ancien ghetto et la vieille ville. Le 31 août, dans l’après-midi, il devait s’envoler pour Cracovie, mais réussit quand même à rencontrer des représentants de l’Association des Artistes et Designers polonais. La rencontre eut lieu dans une cantine tenue par des artistes dans le quartier Saska Kępa, et voici comment la sculptrice, Janina Grabowska s’en rappelle:  

« Nous avons invité les deux artistes célèbres à dîner. Les deux hommes constituaient un contraste frappant : Picasso était de petite taille, avec une tête chauve, comme faite d’argile brûlée, un visage dans lequel brillaient les boutons noirs des yeux, une tenue plus qu’insouciante – et un beau Paul Éluard, très élégant, dans un costume sombre. Après quelques mots de salutation, Picasso a commencé à se déshabiller, restant dans une sorte d’habit aux manches retroussées jusqu’aux coudes. Nous avons été amusés par son allure et avons immédiatement ressenti une atmosphère détendue. »      

       À Cracovie, le programme de la visite de 2 jours était très chargé ; Picasso examina avec un grand intérêt les œuvres de peintres polonais dans les musées dans la halle aux draps et de Wawel. Les vieux remparts de Cracovie le ravirent également.  Il fut particulièrement impressionné par l’autel de Veist Stwosz. Le peintre parcourut les rues de Cracovie, apprit l’histoire de la ville, écouta les légendes locales. Au marché, il admira les étals avec toutes sortes de produits folkloriques ; il acheta aussitôt des manteaux traditionnels en peau de mouton pour lui et sa famille. Le style montagnard des maisons et des décorations de Zakopane l’enchanta au point qu’il le reproduisit sur certaines toiles ou céramiques à son retour. La délégation française visita aussi le camp de concentration d’Auschwitz, à proximité de Cracovie, causant une forte impression sur tout le monde. Picasso eut certainement une pensée pour son ami polonais Michał Sima Smajewski, survivant de l’holocauste, avec qui il vécut plus de 2 ans.

 

"Claude en costume polonais", (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)       
 

Quand le séjour à Cracovie prit fin, le 3 septembre, Picasso revint à Varsovie.  Il se rendit à Koło, où un nouveau lotissement était en construction, guidé par les architectes eux-mêmes, Helena et Szymon Syrkuse, l’un des premiers de la Varsovie d’après-guerre.  À un moment donné, le peintre est entré dans l’un des appartements vides, a sorti un morceau de charbon de sa poche et, avec sa spontanéité caractéristique, a dessiné une sirène avec un marteau à la main, le symbole de la ville de Varsovie. Il repeignit ce motif en 1953 à la demande du couple occupant l’appartement, fatigué des visites interminables des admirateurs. 

La sirène dessinée spontanément par Picasso 1,8 m x 1,7 m, photo Z. Kamykowski (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

 

Le premier jour, Picasso et Éluard reçurent le grade de commandeur de lOrdre Polonia Restituta au Palais du Belvédère, une décoration prestigieuse. Picasso apparut dans une tenue légèrement usée mais la plus élégante qu’il possédait dans sa valise. Son marchand d’art et représentant, Kahnweiler, relatera en 1965 ce que disait Picasso au début de sa carrière : « je veux être riche, mais vivre modestement. » On peut admettre qu’il avait atteint son objectif. Kahnweiler affirmera aussi que Picasso n’avait jamais accepté la moindre décoration d’aucun gouvernement auparavant, refusant même la Légion d’honneur à plusieurs reprises.

Photo CAF, S. Dobrowiecki (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)
 

Le même jour, ils visitèrent le palais de Wilanów, qui n’avait pas autant souffert de la guerre. Picasso rentra à Paris en avion le 6 septembre et se rendit immédiatement à Vallauris, où Françoise Gilot l’attendait. Tellement absorbé par ses découvertes en Pologne, Picasso n’avait pas trouvé le temps d’écrire à sa femme. Il avait confié la rédaction et l’envoi de télégrammes en son nom à son chauffeur. Françoise ne se laissa pas tromper et reconnut la supercherie dès le premier message. Vous pouvez imaginer que les premiers jours après son retour sur la Côte d’Azur n’ont pas été faciles…

"La tête d'un prisonnier d'Auschwitz", (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

       Durant les mois suivant son voyage, Picasso, fasciné par le folklore polonais, réalisa de nombreuses œuvres inspirées de son voyage : par exemple des portraits Françoise Gilot et du petit Claude vêtus des manteaux achetés à Cracovie, ainsi qu’une lithographie intitulée le prisonnier d’Auschwitz. Le peintre, comme promis, envoya un certain nombre de lithographies et de céramiques au Musée national de Varsovie. Picasso entretenait des relations avec ses nouvelles connaissances polonaises. L’année suivante, le Congrès mondial des défenseurs de la paix eut lieu à Paris, le peintre et une délégation polonaise se retrouvèrent.

La visite de la délégation polonaise à l'atelier de Picasso à Paris, 1949, photo Slawny (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)    
 

Après le congrès, Picasso invita une partie du groupe dans son atelier parisien, situé rue des Grands-Augustins. Dans un geste spontané, le peintre fit un présent de 32 lithographies à la délégation pour le Musée national. Lorsque Jerzy Borejsza, de retour à Varsovie, remit les lithographies au directeur Stanisław Lorenz, il mentionna que Picasso avait également proposé de choisir quelques tableaux : « choisissez parmi ceux que vous souhaitez pour le Musée national – déclara le peintre. Borejsza s’était senti incapable de prendre une telle décision et avait suggéré d’attendre la visite prochaine de Stanislaw Lorentz à Paris. Une erreur malheureuse selon le directeur, car il aurait fallu saisir cette incroyable opportunité. Les craintes de Lorentz se réalisèrent lors de son passage à Paris. Picasso était déjà dans le sud de la France et ne répondit pas à ses lettres.

"La Femme au fauteuil n°4", représentant Françoise Gilot, lithographie 1949 offerte par Picasso au Musée national de Varsovie, (scan de photo du livre "Picasso w Polsce", Wydawnictwo Literackie, Cracovie 1979.)

« Je ne peux pas me remettre de cette perte. Bien que le Musée national dispose d’un bel et très précieux ensemble de céramiques et de lithographies de Picasso complété par d’autres lithographies grâce au don de Daniel Henryk Kahnweiler en 1967, la seule occasion d’obtenir des peintures de Picasso a été perdue, se rappela le directeur Lorentz avec regret. »

 

Bibliographie:

Gidel H., Picasso, Varsovie 2004.

Gilot F., Lac C., Vivre avec Picasso, Paris 2006.

Picasso w Polsce [Picasso en Pologne], œuvre collective éditée par M. Bibrowski, Cracovie 1979.

 

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